Le 5 juillet 2014, Kramatorsk et Sloviansk étaient libérées par les troupes ukrainiennes de l'occupation illégale des milices séparatistes soutenues par Moscou. Onze ans jour pour jour après cet anniversaire, l'invasion russe à grande échelle a anéanti l'espoir d'une paix durable dans la région, et fait miroiter au quotidien le spectre d'une nouvelle occupation, dans l'une des dernières grandes villes libres, avec Sloviansk, de la région de Donetsk.
De notre correspondante en Ukraine,
« C'est exactement là où je suis allé faire mes courses avant-hier », dit Oleksyi, un soldat, en regardant le trou béant laissé entre deux immeubles d'une rue de Kramatorsk dont un immeuble a été pulvérisé par une bombe de 250 kg. Lui qui se bat à une vingtaine de kilomètres de là, près de Kostyantinivka, ville lentement réduite en ruines par les frappes russes, ne se fait aucune illusion : c'est le sort qui attend aussi Kramatorsk, alors que les troupes de Moscou continuent inexorablement de pilonner les villes de l'est de l'Ukraine.
Cette dernière frappe a coûté la vie à cinq personnes, des civils, qui n'ont pas eu le temps de s'abriter ne serait-ce qu'en sous-sol, alors qu'une bombe s'écrasait en pleine nuit sur leur immeuble. Cette bombe visait peut-être la gare, proche d'une centaine de mètres, mais les Russes utilisent de l'équipement à basse précision, et ne paraissent pas préoccupés par les dommages collatéraux.
À Kramatorsk, la défense aérienne semble totalement absente : pour les dizaines de milliers de personnes y vivant encore, les sirènes résonnent quasiment en permanence, pour signaler le début, puis la fin d'une alerte. On en perd le fil, sans savoir s'il faut s'abriter ou bien si l'on peut vaquer à ses occupations. Ici, les nuits sont synonymes d'appréhension, et de ce qu'en jargon ukrainien et militaire on nomme des « arrivées », le moment où drones, missiles et autres bombes s'abattent sur leurs cibles. Lorsqu'elles sont militaires, cela ne filtre pas dans la presse locale. Cependant, les frappes russes s'abattent très souvent sur des immeubles résidentiels, maisons et entrepôts civils.
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Pour les habitants épuisés par ces frappes, survivre à la nuit relève d'une véritable loterie. Le grésillement des drones Geran ou Shahed, ceux utilisés en majorité par Moscou, a évolué : jusqu'à il y a encore quelques semaines, il ressemblait à une mobylette, on entend désormais un bruit entêtant, plus aigu, qui rappelle celui d'un énorme moustique qui viendrait narguer sa proie. Lorsque le bruit s'arrête, quelques millisecondes passent, puis une explosion sourde se fait entendre, parfois en plein centre-ville, puis le calme retombe au-dessus de la ville plongée dans le noir total.
En journée, l'atmosphère estivale cohabite avec celle d'une ville de garnison en marge de la ligne de front. Dans les bus, les babusias (grand-mères en ukrainien) conversent et ragotent sur leurs voisins. Mais les visages sont fermés, à la normalité du quotidien s'ajoute la conscience aiguë de la guerre toute proche. À un arrêt, un sans-domicile hurle au soleil, le visage tanné et noirci par une vie passée dehors, sans que personne lui prête attention. Plus loin, dans un quartier résidentiel, un enfant fait de la balançoire tout seul, perdu au milieu d'un espace vert. Malgré ses industries, Kramatorsk est souvent qualifiée de poumon vert du Donbass, et la végétation jure avec les ruines des complexes industriels décimés par les frappes en périphérie de la ville.
Igor, un retraité de 73 ans, habite au rez-de-chaussée d'une barre d'immeubles perdue dans une végétation dense. Il revient du supermarché avec un maigre sac de courses, et confie, songeur : « On ne devrait pas se faire la guerre, il faut arrêter cette folie ! ». Il entame un monologue sur les peuples frères, nostalgique de l'époque soviétique, avant de s'excuser en marmonnant et de s'engouffrer dans un appartement sombre. Sa nostalgie n'est pas celle de la majorité de la population de la région de Donetsk : ceux des Ukrainiens qui le pouvaient, plus d'1,3 million, et qui n'attendent pas la « libération » promise par Moscou, à coups de bombes, d'exactions et d'acculturations, sont partis depuis longtemps.
Ceux qui restent, des dizaines de milliers de personnes, vivent dans la peur constante d'être les prochaines victimes des bombes russes, sinon de l'occupation que pourrait revivre Kramatorsk, comme en 2014 quand des séparatistes avaient occupé la ville et celle voisine de Slovyansk. Pourtant, pour le moment, la vie continue : au marché de la ville, qui avait également été visé par une frappe russe il y a quelques mois, Nadia, une maraîchère, explique : « Ma fille et ma petite-fille vivent ici, mon gendre est soldat, elles ne veulent pas partir. Alors, moi aussi, je reste là, mais c'est horrible, vraiment horrible ». Des larmes coulent sur son visage tandis qu'elle détourne le regard pour organiser son stand nerveusement. Ses mains tremblent. « On a déjà eu des fenêtres soufflées par l'explosion, mais pour le moment, on a eu de la chance de ne pas être directement touchés. On survit quotidiennement. Chaque matin, on se dit qu'on a eu de la chance de ne pas mourir pendant les frappes de la nuit », poursuit-elle.
Autour d'elle, une population principalement âgée fait son marché. Signe du dénuement qui affecte beaucoup de ceux qui restent, sur l'avenue Parkova, qui jouxte le marché, des retraités ont déployé des stands de fortune. Ils y vendent des babioles, des cartes postales jaunies, des couverts en métal et des porcelaines à la décoration passée de mode. Ce sont leurs maigres possessions, dont ils essaient de se séparer afin de pallier leurs retraites insuffisantes et de gagner de quoi subsister encore quelques jours. Soudain, au-dessus d'eux, le ciel semble se déchirer dans un long craquement assourdissant. Les passants lèvent la tête, d'autres yeux cherchent en hâte l'un des nombreux abris de béton anti-bombes mis en place par la mairie depuis 2022. Fausse alerte : ce n'est pas une attaque, mais un avion de combat ukrainien qui vient de fendre le ciel, vers la ligne de front. Le soulagement est palpable, le bruit ambiant reprend, mais ici l'heure n'est plus aux illusions. Tout comme Kostyantinivka voisine, tout comme Bakhmut et Toretsk, beaucoup à Kramatorsk craignent que la ville s'efface inexorablement sous les bombes russes.
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2025-07-05T05:00:53Z