VIGGO MORTENSEN: «TANT QUE J’AI DE QUOI PAYER LE LOYER ET ASSURER MON TRAIN DE VIE, JE ME RéSERVE POUR DES FILMS QUI VONT êTRE DE VéRITABLES DéFIS»

Viggo Mortensen a la réputation de ne pas pratiquer la langue de bois, ce qui est plutôt rare pour une star de son calibre. Révélé dans A History of Violence de David Cronenberg et dans la trilogie du Seigneur des Anneaux, l’acteur danois a continué à livrer des performances de haut-vol tout en s’imposant comme cinéaste, grâce à deux longs métrages positivement reçus par la critique. Falling, son premier derrière la caméra, dressait le portrait d’une difficile relation père-fils. Projeté à Sundance en 2020, au beau milieu du Covid, il avait malgré tout su trouver son public. Son dernier, Jusqu'au bout du monde (disponible en VOD), avait obtenu de bonnes critiques. Tous deux s’ancrent fermement dans le cinéma indépendant, une catégorie que Viggo Mortensen décrit comme particulièrement fragile en ce moment.

« Il y a moins de place pour ces films dans les salles de cinéma, explique Viggo Mortensen. Je suis peut-être vieux jeu, mais j'aime voir les films en salle et je les conçois pour que les spectateurs les voient de cette manière. »

Vanity Fair : Vous êtes devenu cinéaste à une époque compliquée pour les salles de cinéma. Qu’est-ce qui vous a marqué dans le cycle de vie de vos films ?

Viggo Mortensen: Pour le cinéma indépendant, particulièrement en Europe mais aussi aux États-Unis et ailleurs, les festivals sont des rampes de lancement nécessaire pour obtenir une distribution correcte et être présent dans les salles.

En tant que cinéaste, faire connaître son film est un travail de plus en plus prenant. Il faut multiplier les projections avec questions des journalistes. La réalisation d’un film peut être difficile, mais ce ne sera jamais aussi épuisant que la promotion. Pour Jusqu'au bout du monde, j’ai été en tournée pendant des mois et des mois, j'ai participé à 70 ou 80 projections commentées partout dans le monde. J'ai fait plus de presse pour ce film que pour toute la trilogie du Seigneur des Anneaux en tant qu'acteur.

Qu'avez-vous appris en tant que cinéaste, au-delà de la promo, de la production de ce genre de films indépendants ?

Faire un film, peu importe votre préparation ou votre plan de tournage, c'est toujours résoudre des problèmes, petits et grands, tous les jours. C'est le propre du cinéma. Mais le financement, c’est autre chose. Pour Falling, nous avons fait ce que font les films indépendants en général, c’est-à-dire, taper à toutes les portes pour trouver des sous. Pour Jusqu’au bout du monde, nous avons eu la chance de trouver tout notre financement au même endroit, avec Regina Solórzano du Talipot Studio au Mexique. Ils avaient vu Falling, et voulaient travailler avec moi en tant que réalisateur, ils avaient lu quelques scénarios que je proposais, et ont aimé celui-là plus que les autres, donc ils ont tenu promesse. Ce n’est pas vraiment la norme de nos jours. Je ne crois pas que la prochaine expérience sera aussi simple, mais on ne sait jamais. Souvent, les cinéastes finissent par faire leur film pour une grosse plateforme de streaming et leur film ne sort parfois même pas en salle. C’est le paysage actuel.

Est-ce que c'est vous pourriez envisager une chose pareille ? Ou bien, en tant que réalisateur, vous fuyez les plateformes de streaming ?

Mon sentiment reste le même en tant que réalisateur : j’ai l’impression de faire partie d'une équipe et je veux toujours que mon film soit vu au cinéma, surtout si je pense qu’il est bon. Récemment, j’ai travaillé sur mon premier film à gros budget depuis longtemps, Thirteen Lives de Ron Howard, qui est un très bon film. L'un de ses meilleurs films. C'est un film produit par MGM, et lorsqu'ils ont fait leurs projections tests pour ce film, ils ont obtenu les meilleures notes de l'histoire de ce studio. Ils ont été très enthousiastes et ont décidé de le sortir en novembre de la même année dans un très grand nombre de salles. Puis Amazon a racheté MGM. Ils ont d'abord promis de respecter l'accord que MGM avait passé avec Ron Howard, puis ils sont revenus sur cette décision. En gros, le film a été en salles pendant une semaine à Chicago, à New York, à Los Angeles, à Londres, et c'est tout. Ensuite, on est passé sur le streaming, ce que j'ai trouvé particulièrement dommage. C'est un film tourné avec beaucoup de minutie, tout a été soigné. Si la seule façon que mon prochain film se fasse, ce serait qu’il soit diffusé en streaming uniquement, j’y réfléchirais à deux fois.

D’autant que les films ont une vie très différente lorsqu’ils ne sortent que sur les plateformes.

Ils ont avancé de nombreuses excuses pour avoir pris cette décision, mais à la fin, c'est juste une question de gros sous. Amazon aurait tout à fait pu respecter l’accord, comme ils avaient promis de le faire. Et ils auraient en plus empoché l'argent du streaming, mais ils ont décidé que ce serait plus logique – c’est-à-dire qu’ils gagneraient plus d’argent s’ils gardaient tout l'argent pour eux, sans partager avec les salles. Ce n'est que de l'avidité.

Ça trahit un raisonnement à court terme de la part de ces plateformes.

Bien sûr, ils auraient tout à fait pu engranger des prix et du prestige avec ce film. Faire ça à un type avec une carrière aussi impressionnante que Ron Howard, qui a fait gagner tellement d’argent aux studios, qui est reconnu comme un grand cinéaste… Il ne s’en est jamais plaint, mais moi je le fais. Pas en son nom. Mais je trouve ça honteux.

Dans les deux films que vous avez réalisés, vous avez choisi des acteurs très marquants pour jouer face à vous : Vicky Krieps dans Jusqu'au bout du monde et Lance Henriksen dans Falling. Qu’est-ce que ça fait d’être des deux côtés de la caméra ? Comment cela influence-t-il votre jeu d'acteur ?

Dans le cas de Falling, nous avons trouvé la moitié du financement, et je ne pensais pas que nous trouverions le reste, donc j’ai choisi de jouer son fils, et ça m’a beaucoup plu. J'espérais ne pas avoir à le faire, mais comme je l'ai dit, je ne le regrette pas.

Pour Jusqu’au bout du monde, je ne devais vraiment pas le faire, et nous avions choisi un acteur face à Vicky qui nous avait permis de récolter les sous. Malheureusement, après quelques mois de travail ensemble, cet acteur a quitté l'aventure. Tout le reste était très avancé, j’ai essayé de trouver un acteur du même type, qui séduirait un peu nos financiers, mais c'était trop tard, aucun d’eux n’était disponible. J'ai dit à mes coproducteurs qu’en changeant un peu le script, je pouvais jouer le personnage, et ils ont trouvé que c’était la bonne solution. Mais il fallait que je m’assure que ça convienne à Vicky parce que le personnage changeait et qu’en plus c’était le réalisateur qui le jouait. Elle a aimé l’idée. Ça a été une super expérience de travailler avec elle, à la fois en tant que réalisateur et qu‘acteur.

Elle apporte un humour incroyable, surtout dans les premières scènes que vous jouez ensemble. L'expression de son visage en dit long.

Oui, elle n'a pas froid aux yeux. Ils passent leur première nuit ensemble, le jour se lève et lui il commence à plastronner. Elle se demande comment se débarrasser de ce type, et elle joue ça à merveille. C’est une actrice incroyable, elle transmet toutes les intentions, sans un mot. Elle est allée au-delà de ce que j’attendais.

À vous entendre, on dirait que la raison pour laquelle vous jouez dans vos deux films, c’est essentiellement la difficulté de financer le cinéma indépendant

Oui, jusqu’à présent. Rassurez-vous, dans les autres scénarios que j’ai écrits, il n’y a aucun personnage que je pourrais jouer. Il faudra donc que je trouve un moyen de les financer quoi qu’il en soit. Mais heureusement que j’ai ces deux films à mon actif, et ça devrait un peu me faciliter la tâche.

En tant qu'acteur, vous avez travaillé avec de nombreux cinéastes de premier plan. Vous avez fréquemment collaboré avec David Cronenberg : quelles leçons tirez-vous de cette relation pour les films que vous réalisez ?

David Cronenberg accorde beaucoup de confiance aux acteurs de ses films. Il ne les fait pas répéter, il ne fait pas de relecture, rien de tout cela, mais il est ouvert à ce qu'ils peuvent dire et à ce qu'ils pensent de leur rôle. Sur le plateau, si ce que vous faites fonctionne, si c'est ce qu'il veut, qu'il aime ce que vous faites même si c'est un peu différent, il ne vous fera probablement aucune remarque. Sur Crimes of the Future, il n'y avait pratiquement personne dans le casting qui avait déjà travaillé avec lui. À un moment, l’un des acteurs m’a demandé si tout était normal, s’il était content. Tant de confiance, ça peut être désarmant, car il y a des réalisateurs qui veulent à tout prix marquer leur territoire, diriger, donner beaucoup d’instructions de jeu, même quand ce n’est pas nécessaire. David Cronenberg n'est pas vraiment sensible à cela : il est ouvert à l’imprévu.

Vous avez déjà dit que vous trouviez qu’il n'était pas reconnu à sa juste valeur…

Surtout par l'Académie. Certains de ses films ont remporté des Oscars pour le maquillage et d'autres choses, mais...

Ça paraît fou qu’il n’ait même jamais été nommé en tant que réalisateur…

Il n'a jamais été nommé ni comme réalisateur ni comme scénariste, ce qui est stupéfiant. Surtout si l'on considère qu'année après année, des films plutôt médiocres sont non seulement nommés, mais gagnent parfois. Il ne faut pas prendre cela trop au sérieux. Je ne pense pas qu'il le prenne au sérieux. Je pense qu'il serait heureux d'être reconnu, mais ça ne l’empêche pas de dormir. Il continue à faire les films qu’il aime.

Êtes-vous très attentif à ce que les critiques disent de vous ?

De nos jours, la critique est de plus en plus médiocre. Il faut avoir une certaine compréhension de l'histoire du cinéma, de la façon dont les films sont faits, or le niveau a vraiment chuté sur ce point. Il y a évidemment de bons critiques, mais dans l'ensemble, ce n'est pas terrible. En tant que réalisateur, et certainement en tant que réalisateur-producteur, je suis obligé de m’y intéresser, beaucoup plus qu'en tant qu'acteur, parce que le sort du film – sa distribution, ses entrées, – beaucoup de choses dépendent des critiques qu’il reçoit.

Dans le même ordre d'idées, je voulais vous interroger sur Green Book. Le film a été un succès à bien des égards, notamment grâce aux Oscars où Mahershala Ali a remporté le prix du meilleur acteur dans un second rôle, mais il a été également durement critiqué. Comment l'avez-vous vécu à l'époque, et quel est votre sentiment aujourd’hui sur ce qu’il s’est passé ?

J'ai été frustré par la réaction timorée du studio face aux critiques injustes qui disaient que le film n’était pas fidèle à l’histoire, ou biaisé. Ces rumeurs se sont propagées sur les réseaux sociaux, et les studios rivaux en ont grandement profité. Je pense que les producteurs auraient dû tacler ces affirmations plus fortement, notamment en publiant les documents qui prouvent qu’il s’agit d’une histoire qui s’est véritablement produite, c’est ce que nous souhaitions, Peter Farrelly, moi et beaucoup d’autres gens.

Quand je participe à un évènement public, les gens viennent faire dédicacer leurs DVD, et ils amènent au moins autant celui de Green Book que celui du Seigneur des anneaux. Les gens ont adoré ce film. Si le studio avait contré plus efficacement ces rumeurs dès le départ, le film aurait gagné encore plus au box-office. Je me souviens qu'on m'avait posé une question sur le racisme en général et que j'avais répondu : « Je pense que le racisme existera toujours. Peu importe le nombre de lois que l'on adopte et les progrès que l'on fait, c'est la nature humaine qui est en cause. La cible du racisme et le vocabulaire utilisé changent de génération en génération, parfois d'année en année, et il faut toujours se méfier. Chaque nouvelle génération d'enfants doit apprendre d'une manière ou d'une autre, par l'exemple, à ne pas craindre ce qui est différent. » Même ces phrases ont été sorties de leur contexte, de façon vraiment regrettable. Peu importe, car le film est déjà un petit classique.

La colère ne vous a-t-elle jamais donné envie de jeter l’éponge ? D’arrêter de donner des interviews, de lire les critiques, etc.

Oh que si. Pour Green Book, par exemple, j'ai dû répondre à des interviews pendant des mois, et à chaque fois on me posait la même question. À chaque fois je répondais : « C’est complètement faux. Le film se base sur une histoire vraie, une belle histoire. Je ne sais pas pourquoi je dois continuer à répondre à ces questions », mais je l'ai quand même fait.

Vous pouvez demander à n'importe quel réalisateur avec qui j'ai travaillé : je me suis toujours efforcé de défendre les films dans lesquels j’ai joué. Pour moi, c'est important. Ça fait partie du travail, car vous faites partie de l'équipe du film. Il faut donc accepter l’absurdité des questions posées par des personnes mal informées ou ignorantes, qui cherchent à attirer l’attention sur elles, ou à servir leur propre intérêt. Il faut faire tout ce qui est en votre pouvoir pour démonter les contre-vérités, les fausses rumeurs et les inexactitudes. On ne peut que le faire une interview après l’autre. Si ça marche, tant mieux. Si ce n'est pas le cas, vous aurez fait de votre mieux.

Vous avez mentionné le Seigneur des Anneaux à plusieurs reprises. C’est l’unique franchise de ce type dans votre filmographie. Est-ce un choix délibéré de votre part, d'éviter ce type de grosses machines hollywoodiennes ?

En aucun cas je ne me base sur le genre ou le budget pour déterminer si je vais dire oui à un projet. Je cherche simplement des histoires qui me plaisent. Peu m'importe le genre, le budget ou le réalisateur. Je ne ferais jamais un film simplement parce qu’il est réalisé par untel ou untel. Ce qui compte, c'est le scénario. Et si le personnage me convient, ça passe en premier. C’est la même chose pour les franchises. Si quelqu'un me proposait un film de superhéros, pour jouer dans le troisième ou le neuvième volet, et que je trouvais le personnage génial et que je pensais avoir quelque chose à apporter, je le ferais. Je n’ai rien contre. Le problème, c‘est que généralement ces films ne sont pas très bons, mal écrits et prévisibles. Le cas sera différent si jamais j’ai vraiment besoin d‘argent.

Ce qui m’amène à la question suivante : comment trouvez-vous l’équilibre entre les films qui vous apportent de l’argent, et les films qui vous plaisent ?

Tant que j’ai de quoi payer le loyer et assurer mon train de vie, alors je me réserve pour des films qui vont être de véritables défis, dont je vais apprendre quelque chose. J’ai parfois approché la limite où il faut absolument que je tourne, mais j’ai la chance de pouvoir toujours trouver des projets qui restent corrects. Mais je ne suis pas à la tête d’une grosse entreprise, je ne suis jamais dans le cas de figure où je dois refuser un petit film parce qu’on me propose des millions de dollars de l‘autre côté. Je n’ai jamais vu mon travail de cette façon.

Cette interview a été éditée et condensée.

Initialement publié par Vanity Fair US

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